vendredi 8 janvier 2016

Sarah Murcia : Pogo Pogo !


D’après la légende, les punks ne dansent pas ! Avec les surprenants projets de Sarah Murcia qui associent le danseur Mark Thomkins, on va finir par croire que si.

 
Vous avez embarqué Mark Thompkins dans votre projet Never Mind the Future. Inhabituel de voir la danse dans un projet relevant du punk, non ? 
Je ne sais pas. Je suppose que les punks dansent, non ? 

Qu’est-ce qui vous séduit chez Mark ? 
Il crève l’écran ! Quand je le regarde danser, il se dégage un vrai flou autour de l’idée du savoir. Son expression se situe absolument ailleurs. C’est un aspect de l’art dans lequel je me reconnais. 

Parlons de Never Mind... Comment avez-vous rencontré la musique punk ? 
Je suis née en 1976. Je n’ai donc jamais écouté les Pistols adolescente. J’écoutais quand même The Clash, Siouxsie, ou The Jam, et beaucoup de psychobilly. 

Qu’en est-il du punk aujourd’hui, selon vous ? 
Quand j’ai décidé de reprendre ce disque, j’ai lu Lipstick Traces, livre formidable où Greil Marcus rapproche Johnny Rotten de Huelsenbeck, de Guy Debord et des situationnistes, de Saint-Just, des hérétiques médiévaux. Comme si dans l’histoire un souffle dada revenait à travers tous ces individus sans qu’ils se reconnaissent mutuellement. 

Peut-on encore être punk aujourd’hui ? 
Pas chez nous en tous cas. Difficile d’être subversif dans une société où on donne une place bien au chaud aux artistes. 

À moins qu’on reconnaisse Jerry Lee Lewis comme un aïeul du punk, il y a une rareté dans votre projet, est-ce le piano de Benoît Delbecq, peu habituel dans ce registre ? 
Il y a aussi beaucoup de saxophone. Il ne joue que du piano acoustique. Le volume du piano contraint le groupe à un certain mode d’expression, à une esthétique forcément différente. Cela ne m’empêche pas de penser qu’on fait du rock aussi d’ailleurs. Et puis, parfois, Benoît tape vraiment dessus ! 

Au vu de votre parcours, où on note en guise d’euphémisme une sacrée ouverture, on pourrait vous attendre davantage sur le registre du Clash que de celui plus fermé des Pistols. 
La question n’était pas de reprendre mon disque préféré sinon j’aurais pris The Stooges. Mais Never Mind The Bollocks, c’est un tiers de musique, deux tiers de concepts, qu’ils soient politiques ou esthétiques. La musique est très serrée, on pourrait presque dire que tous les morceaux se ressemblent, ce qui permet d’envisager beaucoup de possibilités d’interprétation. 

Question subsidiaire et un brin phallocrate, vous êtes une musicienne alors pourquoi ne pas faire honneur aux filles du punk avec un groupe comme The Slits ? 
Je m’en fiche un peu de faire des groupes avec des filles ou avec des garçons. Je fais ce qu’il me plaît. 

Au final, Caroline feat. Mark Tompkins, groupe punk ? 
Je ne crois pas. Mais pas zouk non plus. 

Par Guillaume Malvoisin

Sarah Murcia, Never Mind The Future, le 8 janvier à Pôle Sud

dimanche 15 novembre 2015

Auditive Connection : Douce Transe



  À Strasbourg, ville de jazz, Auditive Connection chemine en toute discrétion, mais avec une solide conviction. Formé autour du violoncelliste Anil Eraslan et la chanteuse Jeanne Barbieri, le quartet s’apprête à prendre son envol.


Il arrive que dans les récits de naissance d’une belle aventure musicale se glissent des éléments intrigants : on ne saura jamais trop à quel calendrier fait allusion le violoncelliste Anil Eraslan quand il nous annonce qu’il y a « découvert Jeanne ». Jeanne, c’est Jeanne Barbieri, chanteuse de jazz et actrice, qu’on croise à Strasbourg et les environs, dans le cadre de performances vocales et scéniques assez sidérantes. Ce que l’on sait en revanche, c’est que la connexion entre les deux se situe du côté du Conservatoire de Strasbourg, et que la rencontre s’est faite alors qu’une première mouture d’Auditive Connection honore des engagements pour des concerts dans la ville. Un premier concert en 2009 dans le cadre du festival Strasbourg-Méditerranée réunit Anil, Jeanne et deux autres musiciens avec un répertoire centré sur les musiques traditionnelles de Turquie, le pays d’origine d’Anil. Une nouvelle orientation en direction de la musique improvisée conduit à des changements. Dès lors, Grégory Dargent à la guitare électrique et Frédéric Guérin à la batterie ont rejoint la formation pour ne plus la quitter. 

À les voir sur scène, on mesure l’évolution qui conduit la culture d’origine d’Anil vers un univers jazz voire chanson. « Le groupe est jeune, nous explique Anil, mais il s’appuie sur une plus longue existence avec ces échanges nourries avec Jeanne. » Forcément, la question s’est reposée de savoir quoi faire à quatre, et si des morceaux même très aboutis révélaient jusqu'alors la personnalité de chacun, y compris des nouveaux membres, la fusion aujourd’hui s’opère. Le temps des choix est passé. Jeanne l’admet volontiers : « On a pu constater une évidence ». Cette évidence renforce la cohérence autour d’un propos qui se nourrit autant des musiques d’avant-garde que de la musique populaire traditionnelle, avec ses relents très new yorkais dans la manière d’enjamber les frontières – les figures tutélaires de Tom Cora, Fred Frith, l’Art Ensemble ou Meredith Monk planent au-dessus de cette belle formation. « On se l’accorde à quatre, nous précise Jeanne, on ne s’attache guère aux catégories esthétiques. Il est vrai qu’il est difficile pour nous dire vers quoi on tend précisément, mais nous sommes toujours d’accord pour nous lancer. » D’où des cheminements sur des voies de traverse, avec parfois un sens du groove assez fascinant ! Ce qui fait de cette belle machinerie un ensemble percussif, que l’univers dadaïste des textes de Jeanne ne vient pas contredire. Aujourd’hui, le groupe est repéré, identifié. Il y a fort à parier que les choses vont s’enclencher très vite, tant il touche du doigt sa part d’universalité.

Tenir, Debout.


À qui se laisserait aller, dans ces jours étranges de désintégrité nationale, à la mélancolie ou au vœu pieu de la paix dans le monde – ce qui a bien y regarder est un peu la même chose – CORONADO et AMOK AMOR pousseraient un peu la côte du rire du pointu du pied. Il y a de la vie à revendre dans leur musique, le CEAAC strasbourgeois et la Reithalle d'Offenburg en garderont quelques séquelles lumineuses.

Coronado ? Yeah !
Au pire, un bien. Quatre mots qui sonnent avec le tintement du paradoxe, ce samedi au CEAAC. À la fois inquiétant mais aussi chargé d'un espoir pas piqué des hannetons. La formule n'est pas que jeu de mot, c'est aussi et surtout le titre de l'album de Coronado (à sortir en mars 2016). Un bien, c'est sans doute ce que l'on retiendrait du set du combo nouveau monté par le guitariste sur les cendres de son Urban Mood, si ne fallait n'en retenir qu'une seule idée. La joie de jouer coule à chaque mesure des fouilles arrangées par Franck Vaillant (drums), Antonin Rayon (keys) et Matthieu Metzger (sax) entre alarme et quiétude. Fouilles elles aussi, ordonnées par Gilles Coronado (Gibson SG, forcément) en forme de paradoxes flamboyants et incongrus. Il faudrait se lover dans le secret de titres comme La commissure des lèvres ou La fin justifie le début pour savoir tout à fait si cette musique vous saute à la gorge ou vous saute au cou. L'énergie et l'obstination des structures complexes relient la musique de Coronado à cette fameuse blague de la Unheilmliche, l'inquiétante étrangeté du père Sigmund. Cette musique oblige à la curiosité joyeuse, à mettre en veilleuse les questions et le doute. La paire Vaillant/Coronado aide à cela dans sa complicité puissante. Les deux autres voix ont le champ libre pour nous filer le ticket du voyage. Il y a face à la Californie une île nommée Coronado et assez de lumière avec pour y aller Wasted and whirling comme professe un des derniers morceaux du set de samedi. Ivres et tourbillonnants. Les 4 orpailleurs ont trouvé là leur devise.




Amok ? À mort !
« tout n'est pour moi qu'une histoire de flux », souriait un peu plus tôt en interview Gilles Coronado. Pas mieux. Amok Amor (ne pas confondre avec le Amor Amor d'Arielle Dombasle, ici la musique est garantie botox free) choisit lui aussi le jeu, le jeu et rien que le jeu. La règle en est lapidaire : le premier qui prend la parole aura raison de la rage collective. Le reste n'est qu'affaire de circulation de l'énergie la plus limpide et d'écriture méchamment de haute volée. Le quartet, dans sa facture classique formation, pourrait avoir repris l'étude du cadastre jazz là où le premier quintet de Miles l'avait laissé avec la chute de Trane. Classique, oui et c'est le joli cliché de départ qui fait heureusement long feu.
Le matériau thématique d'Amok Amor est définitivement d'aujourd'hui. Si Christian Lillinger, coiffé comme un Louis Garrel qui aurait appris à sourire, emprunte à la frappe bop, ses structures tracent l'espace pour ses trois comparses lancés têtes les premières dans ce post-post-bop hardcore mâtiné d'avant-garde. Ce dernier trait de caractère est sans doute du à la présence de Saint Peter Evans à la trompette. Phrasé détaché, sauts harmoniques réalisés avec souplesse des hanches, façonnage atrabilaire du souffle, son vocabulaire en constant développement vient corrompre de la plus classe des manières tantôt l'unisson parfait foré avec le sax de Wanja Slavin, tantôt la tourbe très mobile plaqué par l'autre Peter, Eldh. Chauffée à blanc, cette musique l'est. Élégante, cette musique l'est aussi. La démonstration et la performance sont restées au vestiaire. Hautement vivifiant, hautement salutaire. Relevez les bernes des drapeaux, ce quartet apatride se charge d'une possible réponse solaire à la poignée de sanglants salopards occupés à repeindre en rouge ce mois de novembre.

badneighbour

samedi 14 novembre 2015




NOVEMBER SONGS.

Smooth, propre und rein. le Julia Hülsmann 4tet feat. Theo Bleckman joue Kurt Weill.
Voilà au moins un set du festival où on ne parlera pas de post-rock.

On a entendu Kurt Weill pillé par de nombreux musiciens qui lui ont fait subir les glorieux otages. Parlons à peine ici de Lou Reed, The Doors, Tom Waits pour la face rock, de Sonny Rollins, Carla Bley ou Ella Fitzgerald. À Offenburg, le Julia Hülsmann trio habite la Rheithalle en quintet et prend Kurt Weill par le bras et l'angle de la ballade. Jazzdor et le Kulturburo d'Offenburg livre le versant germain de Jazz Passage (cf. le versant français précédent avec les concerts du début de semaine). Jazz passage ? Si, un peu tout de même. Mais cette sagesse-là, un soir où un autre France-Allemagne finit en détonations terribles, est bienvenue.
Kurt Weill et la ballade, donc. Julia Hülsmann, à l'invitation du festival de Dessau, initie le projet de déterrer quelques kunstlieder de Weill, compositeur en exil ricain pour cause de nazisme. On connaît bien sûr Lost In The Stars, One Touch Of Venus et les envolées façon Broadway du Teuton splendide naturalisé US. On connaît beaucoup moins les accointances poétiques avec Nash ou Whitman. Et ces découvertes fondent le set du quintet et son art de la ballade. Ballade, notons-le, à l'opposé de celle des pendus peinte par François Villon. Le vent qui disperse les amis est ici une brise légère. Légère mais cependant retorse au vu des changements d'accords orchestrés par le clavier de Julia Hülsmann, prenant ici ou là des accents et un toucher évoquant Marc Copland, s'amusant souvent aux frottements des écarts de ton. Et ce, même si la reprise d'Alabama Song du quintet sent beaucoup moins le schnaps que le Whiskey Bar des Doors sentait le mauvais bourbon.
Hülsmann choisit deux hommes pour l'épauler dans son détournement patrimonial. Le premier a une voix, il s'appelle Theo Bleckman, autre allemand exilé aux States. À l'entendre on pense évidemment aux androgynes dessinés par Otto Dix mais, pas de chance, sans le rugueux et le criard à vif des couleurs du peintre de cabaret. Beckman tape allègrement, lui, dans le velouté lyrique (hello David Lynx !). Speak Low ou September Song, très (très) suaves, voient le chanteur aux prises avec un maniérisme hypra-ciselé qui vire au swing cubiste quasi-cubain voire au proto-scat-drum'n'bass sur Beat, Beat Drums mis en musique par Julia Hülsmann d'après les poèmes de Walt Whitman.
Mais la pierre d'achoppement reste la trompette agile de Tom Arthurs, illegitimate son of Chico Farrill et Dave Douglas, qui vient glisser, avec bonheur, une attitude free en regard totalement libre dans la matière du trio Hülsmann. Cette dissonance impromptue vient tirer le set hors de l'ornière ECM soft. Arthurs rend un morceau comme A Noiseless Patient Spider, étiré du réseau, au statut une comptine atmosphérique et inquiète qui laisse finalement de côté toute velléité d'unisson tranquille par une juxtaposition délicate de chants contraire. Sous la glace le plaisir, disait l'eskimo.


badneighbour

vendredi 13 novembre 2015


Jazz sous Influences : #2 Portal / Parisien / Peirani

Les deux sets programmés par Jazzdor jeudi 12, outre leur réussites, offrent quelques bribes de réponses à la question de l'héritage dans le jazz actuel.

Héritage suite. Fascinant dans son histoire, comme le jazz s'est écrit par bonds révolutionnaires avalés par la tradition avant qu'une nouvelle révolte gronde. Ainsi du swing dévoré par la Jungle croqué par le Bop lui-même mâché menu par le Free, pour un résumé un peu leste.
Fascinant qu'un Sidney Bechet fasse aujourd'hui vibrer les tempes grisonnantes, rassurées par sa mélodie, alors qu'il plaçait en son temps un kick un peu marlou dans la fourmilière des musiques de salon. Il faudrait rappeler au besoin l'importance de Bechet pour un musicien comme John Coltrane.
Jeudi, à l'Illiade d'Illkirch, le trio Michel Portal / Émile Parisien / Vincent Peirani rejouent un peu l'histoire de ces sauts révoltés. Musique choyée à la croisée des chansons d'amour jouées sur les places publiques et des cabrioles complexes du free jazz, le chant populaire est ici rendu dans toute sa noblesse. La mélodie est vissée à l'humeur des trois musiciens que ce soit dans Egyptian Fantasy ou dans Temptation Rag. Deux morceaux de Bechet justement.
On entend cela très clairement dans le sax de Parisien, le cuivre solaire et turbulent de Bechet et la première partie du set revisite avec justesse cet héritage de dissidence passée. Revisiter n'est visiblement ni rénover ni moderniser. Bechet a suffisamment chambardé d'idées étroites quand il jouait qu'on peut considérer sans hésitation que Parisien ou Peirani, marlous eux-aussi dans leur approche musicologique, prolongent, n'inventent pas mais prolongent la sédition bechettienne.
Et les deux jeunes jazzmen le font en invitant Schubert à manger des huitres au son de secousses qu'on jurerait descendues des biguines d'Henri Crolla, en invitant l'auditeur à entendre dans le soufflet d'un accordéon les trilles de Philip Glass et les grandes orgues de Saint-Pierre de Rome. Amen (ou autre interjection sacrée) !
Michel Portal revisite lui aussi son répertoire. S'il refuse une énième resucée de Mozambique, il livre en duo ou trio des nouvelles visions de Blow Up ou de ce magnifique « léger suspens qui s'en va » tiré de sa partition pour le film Max Mon Amour d'Oshima (1986). Dans la complicité solide qui le lie à ses deux jeunes colocataires de scène, on peut lire, outre la surprise de le voir enfin sourire en concert, la joie presque neuve de convoquer Ellington dans le même mouvement que deux de ses amis, Henri Texier ou Bojan Z. Texier électrisait, la veille D'Jazz à Nevers, avec un percutant Sky Dancers. Portal affirme lui aussi qu'il y a encore de la musique dans le jazz, qu'il n'est ni péremptoire ni intimidant mais que sa complexité est faite pour la danse. Dont acte.

Badneighbour






Jazz sous Influences : #1. Christophe Imbs trio

Les deux sets programmés par Jazzdor jeudi 12, outre leur réussites, offrent quelques bribes de réponses à la question de l'héritage dans le jazz actuel.

Tout juste débarqués du train en retard, qui agitera la soirée culturelle strasbourgeoise du jour, Anne Paceo et Matteo Bortone rejoignent le piano de Christophe Imbs pour l'entame du set au CEAAC. Pas complexés, les trois Stooges lancent le concert de jeudi avec Tuesday et mettent les pieds d'emblée dans la puissance pop. Sans doute Christophe Imbs a-t-il entendu The Bad Plus écoutant Nirvana ou d'autres power trios de jazz testiculé. Rack d'effets en bandoulière, Imbs sulfate les politesses du piano forte quand Bortone et Paceo martèlent les préliminaires. Motif rythmique répété jusqu'à la moelle, sonorités électroniques en arrière-plan, le cadrage de Tuesday est serré et annonce un set énergique et joueur. Mémorial, morceau atmosphérique prenant le relais, lévite avec patience sur les drones tombés à la fois de l'avant-garde US des 70'S et du meilleur de l'electro minimale actuelle, à peine bousculée par quelques accords plaqués à la française mais en mode reverse.
Dans la musique du trio, remuent donc tout ce qu'un jazz d'aujourd'hui a pu entendre ou croiser sur disques ou en live. Ici, on sent la quête énergique des spirales du rock venir flirter avec l'ouverture et la rupture chères au jazzman, depuis que le jazz est jazz.
Nectarine War, où la main droite de Imbs livre quelques précis motifs très vifs, vient compléter la thèse. Modal, lyrique sans crainte d'être mélodique, ce morceau appartient dans doute aux belles choses, sans qu'on puisse l'enfermer dans la joliesse un peu mièvre.
Le planant Music By et le flambeur Sharp, devenu Shark par les joies polyglottes, ajoutent que la musique du trio, dans ses perspectives, échangent des liens souterrains avec la littérature, le secret indicible de l'écriture, peut-être. Sans être tout à fait jésuites, les trois compères ne lâchent pas facilement leurs ornements et on sent Christophe Imbs, malgré les ruades de Paceo, encore à peine prompt à quitter ses retranchements. Secret indicible, disions-nous.
Énergie, ruptures rythmiques, mélodie. Ces ingrédients fréquents dans la jeune génération sont remués par le drumming souriant et alerte d'Anne paceo, habituée des remous scéniques aux côtés de Jeanne Added, entre autres. Le drive de Paceo, qui vient sans cesse perforer plus que soutenir les empilements de Bortone et d'Imbs, fins bretteurs, est très excitant après les pénibles galipettes d'Edward Perraud vues hier à Nevers.

Badneighbour

jeudi 12 novembre 2015

Louis Sclavis Jazzdor Ensemble : Traits de lumière #2





Samedi 7 novembre, au deuxième jour du festival Jazzdor, Louis Sclavis proposait une création avec les musiciens réunis au sein du Louis Sclavis Jazzdor Ensemble pour la 30e édition du festival. L'occasion pour lui de réaffirmer la dimension collective contenue dans le jazz. 

Lors d’un entretien par le passé vous m’avez dit une chose qui m’a longuement interrogé. Je vous évoquais les passerelles que vous jetiez entre les genres, et vous m’avez répondu : « Je ne jette pas de passerelles, je creuse un puits ! ». Cette action de creuser est très symbolique, est-ce là le sens même de ce que vous faites ? La quête serait-elle plus importante que le résultat ?
Je pense qu’il faut se méfier puisque le résultat est tout de même la sanction de ce qu’on a fait. Cette musique est fondamentalement collective, on passe du temps ensemble à la chercher là où elle est ; chacun apporte des idées qu’on combine ensuite. Et en même temps, le résultat n’est jamais acquis puisqu’il reste en évolution permanente de concert en concert. On continue à améliorer ce qu’on a trouvé avec dans l’idée un perfectionnement possible.

Lors de vos répétitions, on a pu constater l’évolution des morceaux que vous allez jouer pour la première fois ce soir.
Le problème c’est que tant qu’on n’a pas joué cette musique en public, elle n’existe que pour nous. Elle n’a pas encore trouvé ses bonnes dimensions ; on ne se rend pas compte des véritables dynamiques ni de la bonne manière de jouer le morceau. Pour obtenir toutes les réponses aux questions qu’on se pose, il faut soit aller vers les gens soit les laisser venir à nous, et ça n’est possible qu’au moment du concert. Là, toute la dramaturgie des morceaux prend tout son sens. C’est comme au théâtre, la première est un test. Il faudrait faire une dizaine de concerts juste derrière pour avoir le second souffle qui permettrait de trouver les justes proportions...

Il y a eu ces instants d’échanges avec les enfants du collège de Lingolsheim. Ils ont constitué hier un premier public.
Oui, mais c'était un public de répétitions et nous n’avons pas joué l’intégralité du concert. Tout du moins, c’était une première façon de partager notre travail.

Dans le questionnement de ces collégiens, des choses ont-elles pu vous interroger sur votre propre pratique musicale ?
Peut-être pas dans un temps aussi court mais ce qui m’intéresse dans ce cas présent, c’est de participer à un projet pédagogique global, c’est-à-dire qu’il y a eu un travail de fond, en amont, avec les professeurs et je sais qu’il y en aura également un en aval. J’aime l’idée d’intervenir à un moment donné du processus pédagogique sans pour autant être présent dans tout le processus.

Que ce soit en studio ou en live, l’improvisation a son importance pour vous. Comment la percevez-vous dans votre travail de création ?
L’improvisation est un matériau essentiel ; nous composons des formes plus ou moins élaborées, plus ou moins écrites. Là, dans le cadre de ce projet avec le Jazzdor Ensemble, l’écriture intervient de manière conséquente, mais les parties les plus importantes du développement de la musique se font par l’improvisation. La composition c’est développer un sujet, ça peut se faire par l’écriture en musique classique mais en jazz, ce développement du sujet passe par l’improvisation.

Contre toute attente, lors des répétitions en présence des collégiens, vous mettiez en garde amicalement vos musiciens contre l’excès de liberté. 
Notre particularité c'est que nous inventons nos propres contraintes. Lorsqu’on entame un projet, ce qui m’intéresse personnellement, c’est de réinventer un nouveau cadre. Dans un second temps, on décide des contraintes qu’on s’impose par rapport à l’esprit du morceau. Une grande part du travail consiste à poser des bornes et fixer les passages obligés. Nous en décidons nous-mêmes, et là ça se fait en totale liberté.

L’africanité vous hante depuis longtemps. C'est le cas notamment dans des morceaux comme Près d’Hagondange dans l’album Sources. Est-ce pour vous une façon de revenir aux racines du jazz ?
C’est vrai que les racines du jazz sont faites d’une rencontre entre les musiques africaines, européennes, et américaines mais je ne cherche pas vraiment à faire ressortir le côté africain. Comme disait Arrabal : « Si j’étais un arbre j’aurais besoin de racines mais comme je suis un homme j’ai besoin de jambes ». Ça peut se sentir, mais d’une façon indirecte et pas forcément appuyée, ni revendiquée comme telle.

Vous avez souvent joué à Strasbourg, la relation avec Jazzdor existe depuis 30 ans, si bien que ce projet porte le nom de Louis Sclavis Jazzdor Ensemble.
Le rapport avec Jazzdor est de l’ordre du partenariat, c’est plus qu’un endroit où je viens jouer, c’est un endroit qui m’accueille depuis de nombreuses années avec qui nous avons pu ensemble fidéliser un public. J’ai pu y présenter la plupart de mes créations. Ça se fait dans la discussion avec Philippe Ochem – on discute de ce qu’on aime, mais aussi de ce qu’on n’aime pas – en toute sincérité ; il peut même lui arriver de me dire « Tiens, tel projet je ne l’aime pas ! », et donc de ne pas le programmer. Et je trouve ça très bien qu’on puisse entretenir ainsi une relation critique. Jazzdor fait partie des festivals essentiels pour nous, puisque ce sont des points de rencontres, de rendez-vous avec un ancrage très fort pour nous.

Là, comme vous étiez présent à la toute première édition, en 1986 [sous la forme du quartet avec François Raulin au piano, Bruno Chevillon à la contrebasse et Christian Ville à la batterie], il vous a sollicité pour un projet anniversaire…
Oui, mais au lieu de reprendre d’anciens morceaux, j’avais vraiment envie de proposer un tout nouveau programme. Pour cela, j’ai composé un nouvel orchestre : je m’appuie sur la relation qui me lie à Dominique Pifarély [au violon] depuis près de 40 ans ; Benjamin Moussay [au piano] est un compagnon de route habituel depuis environ 5 ans – j’ai pas mal de projets en route avec lui – ; Christophe Lavergne [à la batterie] est un musicien avec lequel j’ai un peu joué et avec qui j’avais envie d’approfondir mon travail ; Sarah Murcia [à la contrebasse] par contre, je n’avais jamais joué avec elle, mais je sais qu’avec Christophe ils ont des habitudes communes, et il me semblait important de les associer. Dans ce genre d’orchestre, il est toujours bon de fonctionner avec une section rythmique qui se connaît bien.

Votre passion pour cette musique est-elle entretenue par cette opportunité de rencontrer et de jouer avec des musiciens aussi différents ?
Ce qui se joue là, c’est ma passion pour l’art en général. Il y a un moment donné du travail où il faut proposer, amener son propre vocabulaire, sa propre idée sur la chose, et c’est d’ailleurs ce que demande un leader aux musiciens qu’il prend avec lui. Ce qui m’intéresse vraiment c’est cette construction collective, de faire murir ensemble un projet ; il y a un réel plaisir lorsque les choses se passent bien. C’est une musique où les pouvoirs ne sont pas séparés : nous avons la possibilité d’être tout à la fois, chef d’orchestre, compositeur et musicien. Dans le domaine de la musique classique, généralement les différents éléments s’associent pour le résultat final, alors que pour nous tout se fait en même temps. Et ce pouvoir du collectif, comme je le disais au préalable, est essentiel au plaisir que je ressens à jouer cette musique-là.

Par Nour Mokaddem et Emmanuel Abela
Photo : Nour Mokaddem