Samedi 7 novembre, au
deuxième jour du festival Jazzdor, Louis Sclavis proposait une création avec
les musiciens réunis au sein du Louis Sclavis Jazzdor Ensemble pour la
30e édition du festival. L'occasion pour lui de réaffirmer la dimension
collective contenue dans le jazz.
Lors d’un entretien par
le passé vous m’avez dit une chose qui m’a longuement interrogé. Je vous évoquais
les passerelles que vous jetiez entre les genres, et vous m’avez répondu : « Je ne jette pas de passerelles, je
creuse un puits ! ». Cette action de creuser est très symbolique, est-ce là
le sens même de ce que vous faites ? La quête serait-elle plus importante
que le résultat ?
Je
pense qu’il faut se méfier puisque le résultat est tout de même la
sanction de ce qu’on a fait. Cette musique est fondamentalement collective, on
passe du temps ensemble à la chercher là où elle est ; chacun apporte des idées
qu’on combine ensuite. Et en même temps, le résultat n’est jamais acquis puisqu’il
reste en évolution permanente de concert en concert. On continue à améliorer ce
qu’on a trouvé avec dans l’idée un perfectionnement possible.
Lors de vos répétitions,
on a pu constater l’évolution des morceaux que vous allez jouer pour la première
fois ce soir.
Le
problème c’est que tant qu’on n’a pas joué cette musique en public, elle n’existe
que pour nous. Elle n’a pas encore trouvé ses bonnes dimensions ; on ne se
rend pas compte des véritables dynamiques ni de la bonne manière de jouer le
morceau. Pour obtenir toutes les réponses aux questions qu’on se pose, il faut
soit aller vers les gens soit les laisser venir à nous, et ça n’est possible qu’au
moment du concert. Là, toute la dramaturgie des morceaux prend tout son sens. C’est
comme au théâtre, la première est un test. Il faudrait faire une dizaine de
concerts juste derrière pour avoir le second souffle qui permettrait de trouver
les justes proportions...
Il y a eu ces instants d’échanges
avec les enfants du collège de Lingolsheim. Ils ont constitué hier un premier
public.
Oui,
mais c'était un public de répétitions et nous n’avons pas joué l’intégralité du
concert. Tout du moins, c’était une première façon de partager notre travail.
Dans le questionnement
de ces collégiens, des choses ont-elles pu vous interroger sur votre propre
pratique musicale ?
Peut-être
pas dans un temps aussi court mais ce qui m’intéresse dans ce cas présent, c’est
de participer à un projet pédagogique global, c’est-à-dire qu’il y a eu un travail
de fond, en amont, avec les professeurs et je sais qu’il y en aura également un
en aval. J’aime l’idée d’intervenir à un moment donné du processus pédagogique
sans pour autant être présent dans tout le processus.
Que ce soit en studio ou
en live, l’improvisation a son importance pour vous. Comment la percevez-vous
dans votre travail de création ?
L’improvisation
est un matériau essentiel ; nous composons des formes plus ou moins élaborées,
plus ou moins écrites. Là, dans le cadre de ce projet avec le Jazzdor Ensemble,
l’écriture intervient de manière conséquente, mais les parties les plus
importantes du développement de la musique se font par l’improvisation. La
composition c’est développer un sujet, ça peut se faire par l’écriture en
musique classique mais en jazz, ce développement du sujet passe par l’improvisation.
Contre toute attente,
lors des répétitions en présence des collégiens, vous mettiez en garde
amicalement vos musiciens contre l’excès de liberté.
Notre
particularité c'est que nous inventons nos propres contraintes. Lorsqu’on
entame un projet, ce qui m’intéresse personnellement, c’est de réinventer un
nouveau cadre. Dans un second temps, on décide des contraintes qu’on s’impose
par rapport à l’esprit du morceau. Une grande part du travail consiste à poser
des bornes et fixer les passages obligés. Nous en décidons nous-mêmes, et là ça
se fait en totale liberté.
L’africanité vous hante
depuis longtemps. C'est le cas notamment dans des morceaux comme Près d’Hagondange dans l’album Sources. Est-ce pour vous une façon de
revenir aux racines du jazz ?
C’est
vrai que les racines du jazz sont faites d’une rencontre entre les musiques
africaines, européennes, et américaines mais je ne cherche pas vraiment à faire
ressortir le côté africain. Comme disait Arrabal : « Si j’étais un arbre j’aurais besoin de racines mais comme je
suis un homme j’ai besoin de jambes ». Ça peut se sentir, mais d’une
façon indirecte et pas forcément appuyée, ni revendiquée comme telle.
Vous avez souvent joué à Strasbourg, la relation avec Jazzdor existe depuis 30 ans, si bien que ce projet porte le nom de Louis Sclavis Jazzdor Ensemble.
Le rapport
avec Jazzdor est de l’ordre du partenariat, c’est plus qu’un endroit où je
viens jouer, c’est un endroit qui m’accueille depuis de nombreuses années avec
qui nous avons pu ensemble fidéliser un public. J’ai pu y présenter la plupart
de mes créations. Ça se fait dans la discussion avec Philippe Ochem – on discute
de ce qu’on aime, mais aussi de ce qu’on n’aime pas – en toute sincérité ;
il peut même lui arriver de me dire « Tiens,
tel projet je ne l’aime pas ! », et donc de ne pas le programmer.
Et je trouve ça très bien qu’on puisse entretenir ainsi une relation critique.
Jazzdor fait partie des festivals essentiels pour nous, puisque ce sont des
points de rencontres, de rendez-vous avec un ancrage très fort pour nous.
Là, comme vous étiez présent à la toute
première édition, en 1986 [sous la forme
du quartet avec François Raulin au piano, Bruno Chevillon à la contrebasse et
Christian Ville à la batterie], il vous a sollicité pour un projet
anniversaire…
Oui, mais au
lieu de reprendre d’anciens morceaux, j’avais vraiment envie de proposer un
tout nouveau programme. Pour cela, j’ai composé un nouvel orchestre : je m’appuie
sur la relation qui me lie à Dominique Pifarély [au violon] depuis près de 40 ans ; Benjamin Moussay [au piano] est un compagnon de route
habituel depuis environ 5 ans – j’ai pas mal de projets en route avec lui – ;
Christophe Lavergne [à la batterie] est
un musicien avec lequel j’ai un peu joué et avec qui j’avais envie d’approfondir
mon travail ; Sarah Murcia [à la
contrebasse] par contre, je n’avais jamais joué avec elle, mais je sais qu’avec
Christophe ils ont des habitudes communes, et il me semblait important de les
associer. Dans ce genre d’orchestre, il est toujours bon de fonctionner avec
une section rythmique qui se connaît bien.
Votre passion pour cette musique est-elle
entretenue par cette opportunité de rencontrer et de jouer avec des musiciens
aussi différents ?
Ce qui se
joue là, c’est ma passion pour l’art en général. Il y a un moment donné du
travail où il faut proposer, amener son propre vocabulaire, sa propre idée sur
la chose, et c’est d’ailleurs ce que demande un leader aux musiciens qu’il
prend avec lui. Ce qui m’intéresse vraiment c’est cette construction
collective, de faire murir ensemble un projet ; il y a un réel plaisir
lorsque les choses se passent bien. C’est une musique où les pouvoirs ne sont
pas séparés : nous avons la possibilité d’être tout à la fois, chef d’orchestre,
compositeur et musicien. Dans le domaine de la musique classique, généralement
les différents éléments s’associent pour le résultat final, alors que pour nous
tout se fait en même temps. Et ce pouvoir du collectif, comme je le disais au
préalable, est essentiel au plaisir que je ressens à jouer cette musique-là.
Par Nour Mokaddem et Emmanuel Abela
Photo : Nour Mokaddem